Dans FN contre Epic Games Canada, la Cour supérieure du Québec a autorisé un recours collectif contre les entreprises responsables du développement et de la commercialisation du jeu vidéo Fortnite (les « Défenderesses »). Le recours collectif a été autorisé au nom de :
a) toutes les personnes au Québec qui, depuis le 1er septembre 2017, ont développé une dépendance, soit une perte de contrôle ou une priorisation du jeu, qui a eu des effets néfastes sur leur vie personnelle, familiale, sociale, scolaire, professionnelle ou autres domaines importants de leur vie (« Groupe 1 »); et
b) tous les individus au Québec qui ont effectué des achats dans le jeu en utilisant la monnaie virtuelle V-BUCKS de Fortnite alors qu’ils étaient mineurs (« Groupe 2 »).
La responsabilité pour la commercialisation d’un produit potentiellement addictif est une question qui a été précédemment plaidée, notamment dans le cadre de recours collectifs contre des fabricants de cigarettes [1] et propriétaires d’appareils de loterie vidéo. [2] Cependant, il s’agit du premier recours collectif au Canada, et l’un des premiers au monde, à être autorisé contre un développeur de jeux vidéo sur cette base.
De plus, cette affaire pourrait être la première fois qu’un tribunal québécois se prononce sur la validité de l’achat d’objets virtuels (appelés « microtransactions ») par des mineurs sans le consentement parental.
Le recours collectif contre Epic Games invoque des arguments juridiques différents des autres recours collectifs contre les développeurs de jeux vidéo au Canada, comme le projet de recours collectif intenté par Gabriel Bourgeois contre plusieurs sociétés défenderesses. Dans ces autres recours collectifs, les demandeurs allèguent que la vente d’objets virtuels par l’intermédiaire d’une soi-disant « lootbox » est interdite par le Code criminel.
Faits allégués
La prémisse centrale des plaignants selon laquelle les défendeurs auraient conçu un jeu « addictif » est basée sur la définition du « trouble du jeu vidéo », qui a été reconnue par l’Organisation mondiale de la santé en 2018.
Selon les plaignants, Fortnite a été délibérément conçu pour être un jeu hautement addictif. À l’appui de leurs allégations, les plaignants citent un certain nombre d’articles de journaux traitant des problèmes d’addiction aux jeux vidéo, dont certains font référence à Fortnite.
Quant aux membres du groupe 2, les plaignants allèguent que les transactions effectuées par des mineurs pour l’achat d’objets virtuels (skins, armes, armures, etc.) se sont produites sans l’autorisation de leurs parents ou tuteurs. Selon eux, ces microtransactions devraient être annulées car ils allèguent qu’il existe un écart important entre les sommes versées par les membres et la valeur des objets virtuels qu’ils ont acquis en retour.
Les défendeurs ont fait valoir que, même au stade de l’autorisation, les faits allégués par les plaignants étaient insuffisants, car ils n’avaient soumis aucun rapport d’expertise concernant le lien de causalité entre les préjudices allégués et Fortnite, ni aucun dossier médical établissant un diagnostic d’addiction ou d’articles. concernant les effets néfastes des jeux vidéo.
Les défendeurs se sont également appuyés sur un article de l’American Psychiatric Association selon lequel il n’y a pas suffisamment de preuves pour montrer que le trouble du jeu vidéo est un trouble mental distinct et que davantage de recherches sont nécessaires sur cette question.
Faits saillants de la décision
La Cour supérieure a conclu que même si les psychiatres américains nécessitaient plus de recherche, ou si le trouble du jeu vidéo n’est pas encore un diagnostic reconnu au Québec, les prétentions des demandeurs n’étaient pas frivoles ou manifestement sans fondement. La Cour est parvenue à la même conclusion en ce qui concerne l’allégation des demandeurs selon laquelle la dépendance au jeu peut affecter davantage certaines personnes souffrant d’autres troubles ou prédispositions, citant la « règle du crâne mince » reconnue par la Cour d’appel. [3] à l’effet que le défendeur doit prendre la victime telle qu’il la trouve au moment de la blessure alléguée.
Quant au manque d’expertise, la Cour a conclu qu’il ne s’agit pas d’un facteur déterminant puisque la preuve d’expert n’est pas requise à l’étape de l’autorisation d’un recours collectif, qui se veut un processus de sélection basé sur la logique et non sur la preuve.
À la lumière de ce qui précède, la Cour a conclu qu’il y avait une question sérieuse à débattre, étayée par des allégations suffisantes et précises quant à l’existence de risques, voire de dangers liés à Fortnite.
Il est à noter que le tribunal a considéré le jeu vidéo Fortnite comme un « bien » au sens des articles 899 et 907 CcQ. Ainsi, les défenderesses pourraient être tenues responsables des dommages allégués par les demandeurs s’il était démontré que leur « propriété » est atteinte d’un défaut de sécurité au sens des articles 1468 et 1469 CcQ en raison de l’absence de preuve suffisante quant aux risques et dangers qu’ils comportent et comment s’en protéger. Les défendeurs sont présumés connaître les risques liés à leur produit en tant que vendeurs professionnels, et le tribunal a conclu qu’il lui appartiendrait, dans l’hypothèse où l’existence de tels risques serait démontrée, de démontrer que les demandeurs savaient ou se trouvaient dans une situation position pour connaître ces risques.
Il convient de mentionner que traiter les logiciels comme des « biens » aux fins de la responsabilité du fait des produits augmenterait considérablement les risques juridiques pour les développeurs de jeux vidéo, tant dans le cadre de futurs recours collectifs que dans d’autres types de litiges civils.
Quant à l’allégation des plaignants selon laquelle les défendeurs auraient délibérément conçu un jeu addictif, le tribunal a estimé que les articles et interviews soumis par les plaignants n’étayaient pas leurs allégations et n’étaient pas suffisants pour s’acquitter de leur charge de la preuve, aussi minime soit-elle au départ. étape d’autorisation. Le tribunal a également conclu qu’un développeur de jeux vidéo ne pouvait être blâmé pour avoir créé un produit intéressant, engageant et attrayant et qu’il n’y avait aucune preuve que les défendeurs avaient délibérément conçu un jeu addictif.
Quant au caractère lésionnel (c’est-à-dire inadmissible ou abusif) des achats effectués par des mineurs pour des objets virtuels, le tribunal a conclu que payer 6 000 $ pour des « skins » (ce qui était le cas du fils d’un des plaignants), soulevait la possibilité que il y a eu lésion au sens de l’article 1406 CcQ, soit l’exploitation de mineurs dans le cadre de ces microtransactions. En fin de compte, le tribunal a autorisé le recours collectif proposé sur la base des risques et dangers allégués pour la santé des membres associés à l’utilisation de Fortnite et du prétendu défaut des défendeurs d’informer les membres de ces risques et dangers dans le cas du groupe 1 et sur sur le fondement de la disproportion alléguée entre les avantages respectifs des parties pour l’achat d’objets virtuels par des mineurs pour le groupe 2.
Conclusion
Cette décision est la première fois qu’un tribunal québécois conclut qu’un jeu vidéo est un « bien » en droit civil et que les entreprises impliquées dans son développement ou sa commercialisation sont liées par les obligations qui incombent aux fabricants des biens visés, notamment l’obligation de donner des indications suffisantes quant aux risques et dangers inhérents au bien et aux garanties légales contre les vices cachés.
On pourrait s’interroger sur une telle qualification, notamment dans le cas des jeux vidéo en ligne comme Fortnite. Les jeux en ligne sont souvent qualifiés par les développeurs de « jeux en tant que service » car ils nécessitent un support continu. Ce support peut être financé de plusieurs manières, notamment par des abonnements payants, des publicités dans le jeu ou l’achat d’objets virtuels (microtransactions). Certains pourraient soutenir qu’un jeu vidéo, et en particulier un jeu vidéo en ligne comme Fortnite, n’est pas un bien, mais plutôt un service, rendant les principes associés à la responsabilité du fait des produits inapplicables. Cette qualification alternative est particulièrement pertinente pour les services de streaming de jeux, qui n’impliquent pas l’installation d’une copie locale du jeu sur l’appareil de l’utilisateur.
De plus, la possibilité que les Défenderesses soient jugées responsables de problèmes liés à l’utilisation excessive de Fortnite par certains joueurs ouvrira probablement la porte à des actions individuelles et collectives similaires contre des entreprises impliquées dans la commercialisation de jeux vidéo ou d’autres contenus ou services numériques qui font désormais partie de la vie quotidienne et peuvent être utilisés de manière excessive par certains consommateurs. Comme pour l’affaire Fortnite, un tel litige soulèvera presque certainement de nouvelles questions juridiques, procédurales et factuelles qui n’ont pas été traitées par les tribunaux à ce jour.
Enfin, c’est la première fois qu’un tribunal québécois est appelé à déterminer dans le cadre d’un recours collectif s’il doit annuler des transactions conclues par des mineurs sans autorisation parentale pour l’acquisition d’objets virtuels. À cet égard, les commentaires du tribunal selon lesquels les objets virtuels acquis par les joueurs de Fortnite n’ont « aucune valeur tangible » sont discutables. Si la détermination de la valeur objective d’un objet virtuel dans un jeu vidéo soulève de nouvelles questions, il n’est pas évident que cette valeur soit nécessairement nulle ou inférieure à celle d’un objet physique, surtout dans un contexte où le jeu permet l’échange d’objets virtuels objets entre les joueurs. Après tout, les jeux vidéo eux-mêmes sont des objets virtuels qui ont une valeur considérable.
Les auteurs suivront avec grand intérêt l’évolution de cette affaire et l’évolution de la jurisprudence concernant la responsabilité des entreprises de l’industrie du jeu vidéo. Si vous avez des questions sur les problèmes soulevés ci-dessus, veuillez contacter l’un des auteurs.
[1] Imperial Tobacco Canada Ltd. c. Conseil québécois sur le tabac et santé, 2019 QCCA 358.
[2] Brochu c. Société des loteries du Québec, 2002 CanLII 42025 (QC CS).
[3] Bonneau c. RNC Média inc., 2017 QCCA 11. Notez que la Cour suprême du Canada a reconnu que la règle du crâne mince pouvait s’appliquer aux dommages psychologiques : Janiak c. Ippolito, [1985] 1 SCR. 146.
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