Il était une fois, les relations humaines se déroulaient sans smartphone. La réalité peut être difficile à retenir, alors ces appareils ont-ils profondément transformé notre rapport au monde et aux autres dans une quinzaine d'années.
En tant qu'anthropologue intéressé par la modernité, je suis particulièrement préoccupé par l'impact de ces dispositifs sur nos conversations. Dans mon livre, La fin de la conversation ? Les mots dans une société spectrale (original français : La fin de la conversation ? La parole dans une société spectrale), j’étudie les effets pernicieux de cette technologie sur notre tissu social, et met un point d’honneur à distinguer conversation depuis communication.
La communication n'est pas une conversation
Lorsque je communique, ma relation avec autrui se fait généralement via un écran. La communication évoque des notions de distance, d’absence physique et, par extension, d’attention épuisée. L’ère de la communication nous donne le sentiment que tout va trop vite et que nous n’avons plus de temps pour nous. La prochaine notification, message ou appel n’est toujours qu’à un instant, ce qui nous maintient dans un état de vigilance agité.
Les conversations, en revanche, sont souvent gratuites. On discute en profitant d'une promenade ou en rencontrant une nouvelle personne, en partageant des mots comme on rompt le pain. Tandis que la communication supprime le corps, la conversation appelle à la présence mutuelle, à l'attention au le visage de l'autre personne, leurs expressions faciales et leur regard. La conversation s'accommode volontiers du silence, des pauses et du rythme de chacun.
Cela contraste avec la communication, où toute coupure justifie une réaction instinctive : « Nous avons été coupés », « Êtes-vous là ? «Je ne t'entends pas», «Je te rappelle». Ce n'est pas un problème lors d'une conversation, car le visage de l'autre n'a jamais disparu et il est possible de se taire ensemble en amitié, en complicité, pour exprimer un doute ou une pensée. Le silence au cours d'une conversation nous permet de respirer, alors que dans le domaine de la communication, nous l'étiquetrisions avec des mots tels que couper ou panne.
Il y a quelques mois, à Taipei, à Taiwan, j'étais dans un restaurant populaire lorsqu'une douzaine de personnes d'une même famille se sont assises à une table voisine. Les plus jeunes avaient 2 ou 3 ans, tandis que les plus âgés avaient la soixantaine. Après avoir à peine jeté un coup d’œil au menu avant de commander, leurs yeux se sont rapidement fixés sur leurs téléphones portables. À peine prononçant un mot, ils mangeaient avec leur smartphone à la main. La seule exception était les tensions occasionnelles entre deux des enfants, qui devaient avoir 4 ou 5 ans. Ils restèrent une bonne heure, échangeant à peine plus que quelques phrases, sans vraiment se regarder.
La scène aurait pu se dérouler à Strasbourg, Rome ou New York, dans n'importe quelle ville du monde. Aujourd’hui, c’est monnaie courante. Il suffit d’entrer au hasard dans un café ou un restaurant pour constater la même situation. Les anciennes rencontres familiales ou amicales disparaissent peu à peu, remplacées par ces nouvelles façons d'être ensemble mais séparés les uns des autres par des écrans, avec quelques bribes de paroles échangées avant de retrouver la quiétude de notre ordinateur portable. A quoi bon s'embêter avec les autres, puisqu'un monde de divertissement est immédiatement accessible, où l'on n'a plus à faire l'effort d'entretenir des relations ? La conversation devient obsolète, inutile et fastidieuse, tandis que l'écran est une belle évasion qui ne déçoit pas et qui occupe agréablement le temps.
Des villes peuplées de zombies
La disparition massive de la conversation, même avec soi-même, se traduit par le fait que les villes sont désormais désertes, où l'on ne croise personne, et que les trottoirs sont remplis de zombies déambulant hypnotisés par leurs smartphones. Les yeux baissés, ils ne voient rien de ce qui se passe autour d'eux. Si vous essayez de trouver votre chemin, ne demandez pas d’aide, il n’y a personne autour. Certains portent des écouteursparlant tout seul et affichant une indifférence ostentatoire.
Parfois, la communication s'impose dans l'espace public. Ceux qui n’osent pas protester ou aller ailleurs se retrouvent envahis par les paroles de quelqu’un venu s’asseoir sur leur banc ou près de leur table pour engager une conversation à haute voix. Une autre pratique de plus en plus courante consiste à regarder une vidéo sans écouteurs ou à mettre le haut-parleur pour mieux entendre la voix de l'autre.
Une autre forme d'incivilité courante et devenue monnaie courante est de parler à quelqu'un qui n'arrête pas de sortir son smartphone de sa poche toutes les trente secondes, de peur de rater une notification. Les adolescents sont particulièrement sensibles à la fièvre de la peur de rater quelque chose (FOMO), mais pas seulement, et à cette quête effrénée du smartphone dans la poche, à moins qu'il ne soit toujours dans la main. Même posé sur une table à côté de vous, l'expérience montre que le smartphone exerce un magnétisme difficile à contreret les gens le regardent régulièrement avec une sorte de nostalgie.
Pour ces utilisateurs, les relations à distance, sans corps, sont moins imprévisibles et frustrantes car elles n'exigent que la surface de soi. Elles donnent naissance à des relations conformes au désir et basées sur la seule décision personnelle, sans crainte de débordement, car il suffit alors d'interrompre la discussion sous prétexte d'un problème de réseau et de couper la communication. Les interactions en face à face sont plus incertaines et plus susceptibles de blesser ou de décevoir. Mais plus nous communiquons, moins nous nous rencontrons et plus la conversation disparaît du quotidien.
Un sentiment d’isolement croissant
Accélérée par les confinements liés au Covid, la société numérique n’a pas la même dimension qu’une sociabilité concrète, avec des personnes en présence mutuelle qui se parlent et s’écoutent. Elle fragmente le lien social, détruisant les liens anciens au profit de ceux abstraits et souvent anonymes des réseaux sociaux.
Paradoxalement, certains y voient une source de connexion à l’heure où l’isolement individuel n’a jamais été aussi aigu. Jamais le mal de vivre des adolescents et des personnes âgées ont atteint un tel niveau. L'usage fréquent de multiples réseaux sociaux ou l'ostentation de sa vie privée sur un réseau social ne crée ni intimité ni lien dans la vie réelle. La centaine d’« amis » présents sur les réseaux sociaux ne fait pas le poids face à un ou deux amis dans la vie de tous les jours.
La société numérique occupe du temps et permet de s'éloigner de tout ce qui nous ennuie au quotidien, mais elle ne nous donne pas de raison de vivre. Bien sûr, certaines personnes trouvent un lien grâce à leur isolement, mais l'isolement n'est-il pas aussi une conséquence du fait qu'on ne se croise plus dans la vraie vie ?
De nouvelles formes d'expression apparaissent et sont désormais une évidence pour nombre de nos contemporains, et pas seulement pour les natifs numériques. Globalement, la connexion prend le pas sur la conversation, devenue un anachronisme, mais non sans impact majeur sur la qualité du lien social, et potentiellement sur le fonctionnement de nos démocraties.
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